Entrevue croisée avec
Alice Perroti et Suzanne Rivère

Pour mieux comprendre le désir d’autoportrait, sa pratique et ses enjeux, j’ai décidé d’inviter deux photographes à me parler de leur rapport à l’autoportrait autour d’une ginger beer.

“Alice : Déjà on peut dire que c'est le modèle [soi] le plus facile à trouver et à convaincre de faire les choses. (rires)”

À quel âge avez-vous commencé la pratique de l’autoportrait ?

Suzanne : Rapidement j'ai eu des modèles sous la main, mais il y a une traduction de choses plus intimes avec l'autoportrait. Assez jeune je me prenais beaucoup en photos, nue, je devais avoir 13/14ans. Un peu de pudeur d'exprimer à l'autre, aux modèles "c'est ça que je veux exprimer", alors que de moi à moi c'était beaucoup plus simple, je n'avais pas besoin de me l'expliquer.

Alice : La photo a toujours été dans ma famille, l'autoportrait a été important dès petite. Se prendre en photo c'était important pour se définir, pour dire "moi je suis là". Pareil je devais avoir 13/14 ans.

Qu’est-ce que vous en faîtes ? Est-ce que vous les publiez ?

Suzanne : Je les ai beaucoup publiés sur internet, sur Skyblog d'abord, puis sur Tumblr et enfin sur Instagram. Je ne me suis jamais sentie en danger de me montrer, c'était une façon de reprendre le pouvoir et de dire "je fais ce que je veux de mon image". J'en fais de moins en moins.

Mais j'ai beaucoup de photos de moi qui pleure sur mon téléphone, je me prends en photos à ces moments-là, mais je ne les montre pas du tout. Peut-être qu'inconsciemment je les garde pour en faire quelque chose un jour.

Alice : Même si on fait le même travail, on le fait très différemment.

Prendre une photo c'est une preuve qu'un moment a existé. Je pousse ça à l'extrême avec des mises en scène, je me mets en scène dans des personnages de "déesse", de "femme au foyer", on crée tout un moment autour du shooting, parfois on part faire ça dans la nature. J'aime bien le côté délirant "oui j'ai été une déesse, même le temps d'un shooting, ça a existé".

J'ai du mal à publier mes photos, même le travail que je fais pour les autres. Je suis plus dans une démarche d'exposer dans des lieux, que les photos aient une vie matérielles. J'aime penser la photo comme une pièce de théâtre.

Est-ce que l’autoportrait pour vous se prêtent à d’autres formes d’art, s’assemblent avec d’autres mediums ?

Suzanne : Oui, avec les textes. Je me demande pour les artistes, quel que soit le medium, à quel moment ce n'est pas de l'autoportrait ce que tu fais. J'ai l'impression que partir de moi, de mes expériences et de mes ressentis, c'est le seul moyen pour faire lien avec l'autre. Tout ce que je fais, dans l'écriture et la photo, c'est de l'autoportrait, même quand je prends les autres en photos. C'est un partage, un échange bien-sûr, mais ça part de mon ouverture aussi, de ce que je décide de voir.

J'accepte de me lier à l'autre via mon prisme, tout en accueillant l'autre tel qu'il est. J'ai vu aussi que dans mon travail, les gens ont soif de voir la personne qui est derrière tout ça. Me montrer pour me montrer ça ne m’intéresse pas du tout, c'est peut-être pour ça que je me bloque de plus en plus et que je me prends moins en photo ; je n'ai pas envie d'attiser quelque chose en faisant un autoportrait. Pour ce qui est de mon style, je crois qu'on peut dire que plus il n'y a rien mieux c'est.

Alice : Je ne mélange pas du tout les autoportraits avec les autres mediums, la photo est la plus importante pour moi.

Est-ce que prendre des autoportraits, c'est faire avec la solitude ?

Alice : Je suis photographe pour avoir de belles photos de moi, parce que mes amis n'en font jamais de belles de moi. (rires) J'analyse les positions du corps et les messages qu'ils envoient, je fais très attention à ce que je veux renvoyer de moi, et surtout je fais beaucoup dans l'auto-dérision.

Suzanne : J'ai aussi beaucoup été prise en photos, et me prendre en photos moi-même c'est décider de mon image. J'aime bien me prendre en photos pour me montrer "dure", je suis blonde aux yeux bleus alors on a tendance à me rapprocher de la douceur, de choses nianian, choses que je peux être mais je veux pouvoir me reconnaître dans mon entièreté.

Alice : C'est beau ce que tu dis, de vouloir se représenter autrement que l'on nous représente. Tu vois je suis une personne grosse, lesbienne, je n'ai pas de représentations, plus jeune je n'en trouvais pas dans les revues de mode. Quand tu me parles de solitude je pense tout de suite à Francesca Woodman.

Suzanne : Oui ! Elle met en scène sa solitude, on dirait un fantôme à des moments, elle est là/pas là.

Je rebondis sur ce que tu disais Alice, que se prendre en photos c'est aussi se prouver qu'on existe, comme se pincer. Qu'est-ce qui ressort de moi à ce moment-là, comment je vais ?

Alice : Est-ce qu'on se prend en photos pour soi ou pour les autres ? Même dans l'autoportrait, comme dans tes photos de toi qui pleures Suzanne.

Suzanne : J'aime à croire qu'on peut tout montrer dans le travail artistique. Ces photos-là je les trouve belles malgré tout, je pense pas que ce soit thérapeutique.

Alice : Ton travail s'y prête plus je pense Suzanne, je veux dire à l'aspect thérapeutique, moi avec l'ironie, l'autodérision, ça l'est moins...

Qu’est-ce qui change quand vous vous prenez vous-même en photo plutôt que les autres ?

Alice : Déjà, il y a le trépied (rires).

Suzanne : Je me trouve beaucoup plus dure avec moi qu'avec les autres. Je fais moins de prises aussi avec moi-même. Même dans les poses que je prends, c'est plus inconfortable, moins naturel.

Alice : Pour moi c'est la même chose, le style ne change pas, j'ai déjà les choses en tête.

Toi qui fais de la mise en scène, tu y penses longtemps avant ?

Alice : Oui, des fois ça complique beaucoup les choses. Des fois c'est rapide, comme la vidéo avec Raphaël, parfois j'ai une idée et je n'arrive pas à trouver le lieu parfait que j'ai en tête, ça me demande plus d'organisation. Il faut faire aussi avec la réalité, j'ai une chose en tête mais je fais avec ce qui est à disposition.

Est-ce que vous faîtes une distinction entre selfie et autoportrait ?

Suzanne : Moi non, pour moi c'est générationnel, mais c'est la même chose.

Alice : De définition oui, pour moi le selfie est né avec l'apparition de la caméra frontale du téléphone portable. À partir du moment où je pose le téléphone, c'est un autoportrait. Pour moi dans le selfie il n'y a pas le côté artistique, c'est plus en réaction à un ami, un côté spontané, que l'on envoie.

Suzanne : Je peux faire le même geste avec l'appareil photo qu'avec la caméra frontale, ça m'arrive.

Alice : Pour moi c'est venu des Kardashian, elles ont crée une vision d'elles qui se regardent elles-mêmes, avec le male gaze, sans s'approprier leur regards. Le selfie est pour moi de l'ère du numérique, des réseaux sociaux, on peut prendre en photos des moments d'intimité très facilement.

Quel est votre rapport à Internet justement, au numérique ?

Suzanne : J'ai eu beaucoup de blogs, maintenant je suis davantage effrayée. J'ai une peur de la trace permanente. Quand j'étais jeune j'avais besoin de m'accrocher à quelque chose, mais aujourd'hui je suis de moins en moins à l'aise. À l'époque, tout le monde n'avait pas de skyblog, c'était un peu pour les marginaux, pour se sentir faire communauté. Cette pratique, c'est sur que ça dépend de l'éducation, de la personnalité, de la génération.

Alice : L'impact écologique que c'est aussi, de laisser ses traces sur internet. Quand tu écoutes une chanson en streaming plus de 20 fois, et bien sache que tu polluerais moins en achetant le CD de la chanson. Je publie pas beaucoup à cause de ça. Aussi les plateformes s'approprient un peu le droit de nos photos, donc c'est un peu angoissant au niveau du droit. J'aimerais publier mais en papier, ou des expositions, rencontrer les gens en réel. Il y a un truc obsessionnel avec Instagram où il faut nourrir l'algorithme.

Suzanne : Aussi tu es fondu dans la masse sur Instagram. Souvent j'enlève l'application. Alors que je suis dépendante de cette appli au niveau du travail, tout passe par là. Ça m'impacte sur le moral, sur ma créativité, parce que je vois 400 photos à la minute, que je vois des choses "mieux que moi", je me dis que les gens ont déjà vu ça, qu'il y a déjà tellement de personnes qui font des choses merveilleuses, qui écrivent mieux que moi, qui font des photos mieux que moi. Mais ça élargit aussi énormément, on rentre en lien avec beaucoup plus de personnes, on fait des rencontres, grâce aux réseaux on peut se sentir plus légitime de publier son art, ça sort un peu l'art de son piédestal, tout le monde a le droit de créer et de le partager. C'est ambivalent.

Est-ce que vous pensez à des photographes dont vous aimez les autoportraits ?

Suzanne : Fransceca Woodman donc. Quand on m'a offert son livre j'ai été bouleversée.

Alice : Nan Goldin ! Elle a travaillé avec des drags queens aussi, et par rapport au sida dans les années 80. Et Cindy Sherman, mon travail se rapproche un peu du sien, elle se crée des personnages.

Quel lien faîtes-vous entre l'autoportrait et les déceptions amoureuses ?

Alice : C'est sûr que ce sont des moments plus propices, ce que l'on croyait certain est remis en question, on se requestionne, on ne sait plus qui on est. Je crois aussi qu'il y a l'idée de séduction dans la photo adolescente, et puis voilà sur Tinder qu'est-ce qu'on veut raconter comme histoires à propos de soi ? Et toi, quel lien fais-tu entre autoportrait et déceptions amoureuses ?

On va s’arrêter là (rire)

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de Suzanne Rivère

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