Introduction biographique

« J'ai acheté un très grand miroir. Je me suis regardée, et j'ai découvert que le visage que je devrais avoir se trouve derrière -emprisonné- celui que j'ai. Tous mes efforts doivent tendre à sauver mon visage véritable. Pour cela, un vaste travail physique et spirituel est impératif. »

Alejandra Pizarnik, Journal

Voici le jour où je publie ce projet. Pourtant ce qui a été important, c'était de le penser, de l'écrire, de voyager dans mes passés. Aujourd'hui je publie ce projet, c'est-à-dire que je montre à toustes le sommet de l'iceberg, je montre ce qui se montre, ce que j'en ai conclu ; mais le voyage, fouiller la matière, le processus oui, c’était là l’intérêt pour moi. Penser ce projet, c'était fermer un chapitre pour en commencer un nouveau.

Parler de soi sur internet.

Venant d'une campagne très isolée, sans voisins pour jouer, sans rien de culturel à des kilomètres motorisés alentour, je me suis très jeune retrouvée à taper du clavier et à créer des choses sur internet (à commencer par un site en html sur Harry Potter en CM2). Internet était le seul lien vers l'extérieur, vers l'autre.

Très précoce (c'est ce qu'on me dit), d'avoir un blog à 10 ans ; pour moi c'est ce qui se faisait, toutes mes amies avaient des blogs (peut-être les nourrissaient-elles moins que moi). On rentrait du collège où on s'était vues toute la journée, et on écrivait des articles pour célébrer nos amitiés. Cette pratique ne m'a pas quittée pendant un moment, j'ai eu un blog tout le lycée également, et au début de mes années fac. J'ai eu un blog de 2003 à 2013.

Je changeais de blog chaque année, comme une mue qui tombe, se reconstruire avec un nouveau titre de blog, une esthétique différente, les couleurs : l'occasion de se recréer.

Après 2013, je crois que Facebook a un peu pris le relais, et surtout la vraie vie. Puis l'écriture de soi en ligne est finalement bel et bien revenue sur Instagram et avec les Vlog-poèmes.

Les principales grottes où j'ai retrouvé ces photos sont Skyblog, un disque dur, Instagram et Deviantart ! Quand j'ai retrouvé mon Deviantart, ça a été une explosions d'autoportraits très manipulés sous PhotoFiltre : des flammes, du sang, des explosions (lol).

2007

L'autoportrait.

Pour moi l'autoportrait, c'était pallier l'ennui, combler le vide, devenir créative, car il n'y a rien d'autre à faire. Pour ce projet, je rends visible 15 ans d'autoportraits, mais j'ai commencé à me prendre en photo un peu avant, vers 13 ans.

Je ne mentirai pas : je me suis toujours montrée sous mon meilleur jour. Je n'ai jamais publié de photos de moi avec mes crises d’eczéma sur le visage, les yeux boursouflés, méconnaissable. Pourtant, c'est parfois moi, un visage que je ne reconnais pas dans le miroir. C'est peut-être ce que j'ai de plus intime, ce visage-là, somatique, que mes plus proches ont pu voir, avant que je me terre dans mon lit pendant des jours pour le cacher. Dans les motivations à se photographier il  y a donc ça aussi, la déréalisation de ne pas se reconnaître dans le miroir en se levant, l’effet intense et tranchant que c’est, et vouloir figer d’autres visages par la photo, et se dire “donc ça c’est moi, c’est ce que les autres voient, les limites de ma matérialité”.

Une question qui a été posée et que j'ai assez vite évacuée : est-ce que les nudes sont des autoportraits ? Dans les faits, oui, mais ils sont adressés à une personne. Parce qu'ils sont comme un cadeau à quelqu'un.e en particulier, je n'en ai choisi aucun (quand bien même ils seraient stylés !).

Avec le temps, beaucoup moins d'autoportraits, l'adolescence et son besoin d'identité est passé. Les photos, leur mise en scène, mais aussi le montage photo étaient pour moi une façon de décrire ce que je ressentais, j'avais-là les outils pour exprimer mes peines, mon désir, mes doutes...

Je regarde avec une grande tendresse la photo de moi à 15 ans avec des post-its sur la tête : lesbienne, gothique, asociale, salope. Je suis retombée sur cette photo il y a quelques semaines, je ne l'avais pas vue depuis un milliard d'années. Cette ado-là m'attendrit, elle a peur du regard des autres et en même temps ce qui me transperce, c'est qu'elle a toujours tout assumé. J'ai toujours été qui je suis, dans un sens, c'est comme ça que je regarde cette photo aujourd'hui. Pour quelqu'un qui tente d’analyser l'écriture de soi, cette photo comme fil rouge narratif est un grand soulagement.

Quel regard aujourd'hui ?

Je remarque que je me prenais moins en photos lorsque j'étais en couple avec quelqu'un qui photographie, qui me photographie, mais difficile de dire si ce n'est que pour cette raison, je pense aussi qu'en grandissant j'en ressens de moins en moins le besoin. Je me vois ailleurs, ou alors les photographies que l'on prend de moi me correspondent. La forme change, car dans les poèmes ou les vidéos l'autoportrait s'exprime autrement.

Le recul me permet de voir certaines choses dans ces photos choisies et dans le fait de fouiller des disques durs, comme me rendre compte que le deuil de ma mère a duré plusieurs années, puis qu'il y a eu le Covid ; en bout de ligne, je vois que cette vingtaine n'a pas été toute rose, qu'il a fallu surmonter bon nombre de drames. Le deuil de ma mère, ça me touche de le voir dans des autoportraits fantomatiques, où je n'ai pas envie d'être belle, où je ne peux pas jouer, car le réel est trop fort, trop brisé.

Les âges les plus prolifiques au niveau de l'autoportrait sont 16, 17 et 18. Pour l’âge adulte c'est l'année 2020 qui recense le plus d'autoportraits, sûrement car les différents confinements ont été propices à l'ennui, et que je me trouvais à un moment charnière de ma vie personnelle ; je redécouvrais notamment la vie seule. Très difficile a contrario de trouver des selfies en 2022 (d’où des selfies miroir, qui sont moins des autoportraits à mes yeux) et en 2013 j’ai eu beau fouiller je n’ai retrouvé qu’un seul autoportrait.

J’ai essayé de choisir 2 photos par an, 2x15=30, mais j’ai parfois/souvent triché.

Des visages

Finalement je trouve ça beau, tous ces visages, toutes ces vies, je n'ai jamais été la même à quelques mois d'intervalle, tantôt féminine, tantôt masculine, tantôt grosse, tantôt maigre ; je bougeais à mesure que la vie bougeait en moi, que j'aimais, que je me découvrais. Bien sûr, je vois que j'ai toujours été dramatique, c'est-à-dire pleine d'histoires à raconter, d'émotions débordantes, avec un goût prononcé pour la mise en scène, même si selon les années cette tendance ne s’est pas toujours révélée présente.

“Le visage est signification, et signification sans contexte. […] Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire “tu ne tueras point””. Levinas, Ethique et infini.

Alors ce qui semble vouloir se montrer le plus à travers ses autoportraits, c’est le visage. Avec ma sensibilité de poète et mon extrême porosité, rendre mon visage aussi visible c’est tenter de me dégager de la peur de l’autre, cela revient à lui montrer patte blanche, tenter d’exprimer “ne me touche pas, ne me fais pas de mal”, dans un effort maladroit et tenace d’être en lien.

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Entrevue croisée avec Alice Perroti et Suzanne Rivère