Skyblog ou l’écriture de soi
« La génération Y a ouvert des skyblogs, des vitrines sur Deviantart ; tchatté sur MSN messenger, et beaucoup fréquenté des forums »
Marie-Anaïs Guégan¹
Pourquoi un blog ? Quelles fonctions ?
À l’heure où j’écris ces lignes, ces blogs de plusieurs pages publiés des années auparavant (20 pour le plus vieux) sont toujours en ligne ; ils ont une fonction mémoire indéniable. Les photos montrées pour ce projet sont sûrement sur des vieux disque durs quelque part dans un grenier, il était beaucoup plus simple pour moi d'aller les chercher en ligne, sautant de blog en blog (à la fin de chaque blog je mettais un lien vers le nouveau).
Sur mes blogs, on retrouve essentiellement des textes et des photos. Les photos sont retouchées, avec des outils simples comme le contraste et la saturation, mais je m'essaie aussi à des collages, des fusions, des trompe-l’œil : "ces montages impliquent un travail de stylisation dans la présentation de soi"². Les textes sont toujours en prose, jamais versifiés.
Je suivais les blogs de mes amis et si je m'éloignais du cercle, c'était pour des petites stars Skyblog et leurs selfies esthétiques (qui travailleront plus tard dans la peinture ou la mode) (quelque chose d’assez proche de mon utilisation d'Instagram actuelle). Pour ce qui est de Myspace, même si j'en ai retrouvé un, les mutations de la plateforme ne me permettent pas d'accéder aux 2 seules photos qui y sont publiées. En discutant avec Marie-Anaïs Guégan³ (poétesse, doctorante en forums web, féministe et youtubeuse), je me rends compte qu'il existait des fictions Skyblog et que ces jeunes écrivains sont ensuite partis sur des forums dédiés à la pratique de l'écriture pour échanger sur leurs textes. Je n'ai jamais écrit sur des forums d'écriture, par contre j'ai déjà écrit sur des sites de Fanfictions, plusieurs fanfics autour de l'univers de Harry Potter (oui j'étais de celle qui écrivait des romances Harry/Drago).
Ce serait un non-sens que de dire que ce que j'écrivais sur skyblog en 2003 (à dix ans) était de la littérature, mais mon écriture l'est devenue au fil des blogs, alors que les textes de mes 10 ans et de mes 15 ans venaient de la même source : de mon expérience de la vie. Au collège je recensais mes "délires" entre amis, c'est quasiment incompréhensible pour qui que ce soit (même pour moi rétrospectivement), ce sont des amusements d'enfants, or venu le temps des amours, des amitiés conflictuelles, ma langue se fait davantage recherchée, je tends à saisir des vérités sur moi-même et générales : j'aspire à la littérature.
Emo ou le devenir poète.
À lire la thèse de Marie-Anaïs, je pense que l'isolement dans ma pratique de l'écriture sur skyblog l'a finalement rendue très libre ; je ne cherchais pas à intégrer un groupe et ses codes, je n'avais pas d'a priori sur ce que devait être l'écriture ou non. Je ne prenais pas au sérieux mon écriture, ce que je prenais au sérieux, c'est qu'elle était l'étalage matériel de mes expériences et de mes émotions. À partir de là, il n'y avait d’autres limites que celles d'être authentique.
Je n'écrivais ni de la fiction ni de la poésie. Ou bien de la poésie en prose si cela existe, ou encore, le terme qui me semble le plus juste : un journal ouvert
Mes noms de blogs, eux, attestent bien d'un devenir poète, car il pourrait s'agir de noms de recueils. Je vois l'utilisation de l'anglais comme une mise à distance, une tentative d'ironiser et de ne pas se prendre trop au sérieux, le français comme trop réel.
Dirty Minded : Esprit Mal Placé
The Reckless Wish : Désir Insouciant
Into The Flame : Dans les Flammes
The Frozen Time : Le Temps Gelé
On retrouve dans mes textes sur skyblog l'utilisation de citations (de pièces de théâtre, de livres, de paroles de chansons), aussi une intertextualité avec des textos reçus ou envoyés. Ainsi qu'un très fort désir de philosopher, de laisser la pensée s'écrire, les notions de bien et de mal, de liberté y étaient questionnées.
L'adresse à l'autre
« La réflexivité naguère recherchée dans la rédaction d’un journal prend ici la forme du regard que l’autre pose sur le blog. »
Oriane Deseilligny
Dans son article «Pratiques d’écriture adolescentes : l’exemple des skyblogs» Oriane Deseilignyi⁴ nous dit que le blog est un autre moyen de communication, tout comme la messagerie instantanée et les téléphones portables : "Tout acte d’écriture est ici orienté vers autrui, vers la communication avec l’autre ", l'élan introspectif est soutenu par le possible regard de l'autre sur cet élan. Un blog permet aussi de faire groupe, de s'insérer dans plusieurs cercles d'amitiés grâce aux hyperliens sur le côté qui renvoient vers les skyblogs de nos amix.
Les vraies questions que je devrais me poser sont : mon blog était-il à mes yeux mon journal intime ? avais-je un journal intime en plus de mon blog ?
La réponse est oui, j'ai gardé un journal intime toutes ces années de blogging.
J'avais conscience du regard de l'autre sur mon blog, et mon écriture y était plus fouillée, bien que le thème soit toujours introspectif ; c'était pour moi une façon de dialoguer avec les autres (et avec certain.es plus précisément, en faisant passer des petits messages subliminaux) et un support à mon écriture, où je pouvais la déployer publiquement. Je savais que je serai lue. C'est ce regard pour moi qui différencie le journal ouvert et le journal intime. Un journal extime donc, nous y reviendrons.
Diariste oui, mais aussi épistolière
Dans les commentaires en réponse à mes articles Skyblog on trouve des commentaires de mes amix, reconnaissables par leur propres noms de Skyblog, où on peut retrouver leur propre autofiction, un nombre incroyable de commentaires anonymes (vraiment cela me surprend, mais parce qu'aujourd'hui ce n'est plus possible, ne peuvent laisser des commentaires que des personnes rattachées à un compte, même si le compte est anonymisé, il existe) et un certain L.. Je crois, dans les gros traits, qu'à l'époque j'avais 15 ans, lui 40, et on s'écrivait par commentaire, moi sur son blog, lui sur le mien. On répondait toujours à l'article, mais aussi au dernier commentaire qu'avait laissé l'autre. J'ai constaté en fouillant, que L. a mis à jour son blog pour la dernière fois en avril 2022. Cette correspondance immatérielle a eu un fort impact sur mon écriture, il fallait que je fasse le poids face à un adulte, et certaines expressions écrites, encore aujourd'hui, lui sont directement empruntées.
Bien sûr mon regard actuel, féministe, légèrement plus mature, lit ses commentaires avec plus d'inquiétude qu'à l'époque.
Se prendre soi pour objet
« Seul, il ne devient rien, ce que tout sujet connaît de sa personnalité n’existe que dans un jeu de regard : la mise en continuité de son propre regard avec celui de l’autre. »
Michel Patris⁵
Parler de la fonction spéculaire dans la création de la personnalité, c'est dire que nous sommes aussi façonnés par ce que nous renvoient les autres. Avec la notion d'extimité (que l’on trouve sous diverses plumes, mais nous nous intéresserons à ce qu'en disent Jacques Lacan et Serge Tisseron), que l'on ne peut pas séparer de celle d'intimité, on affine quelque chose du "mettre dehors" qui n'a rien à voir avec l’exhibitionnisme ou quelques traits narcissiques : "Ce désir [d'extimité] a toujours existé. Il consiste dans le fait de communiquer certains éléments de son monde intérieur, mais pour mieux se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges suscités avec les proches. "⁶.
L'extimité comme un boomerang, on envoie des éléments qui nous appartiennent (des pensées, des images) vers les autres, qui eux nous renvoient une vision de nous-même, nous aidant à nous constituer un semblant d'unité. Nous ne savons pas comment vont être reçus ces bouts de nous-mêmes que nous donnons à voir, et c'est la différence avec l’exhibitionnisme : "L’exhibitionnisme – le vrai – ne court jamais le risque d’ennuyer ses spectateurs. Et, pour cela, il ne montre de lui que ce qu’il sait pouvoir attirer l’attention de ses spectateurs potentiels. Au contraire, le « désir d’extimité » consiste à montrer des fragments de son intimité dont on ignore soi-même la valeur, au risque de provoquer le désintérêt ou même le rejet de ses interlocuteur "⁷
J'utilise les mots "dedans" et "dehors" alors que la création du mot d'extimité se veut justement la façon dynamique de penser l'intimité, excluant la séparation totale des espaces, mais les concevant comme un mouvement. Si on choisit ce que l'on montre, on pourrait penser qu'il y a de la manipulation dans ce que l’on choisit, que l’on pervertit l'image de soi pour se donner à voir sous son meilleur jour, ce serait oublier que "la manifestation du désir d’extimité est ainsi étroitement tributaire de la satisfaction du désir d’intimité : c’est parce qu’on sait pouvoir se cacher qu’on désire dévoiler certaines parties privilégiées de soi. "⁸
Le choix de ce que l'on montre n'est pas à penser en terme de manipulation, mais bien de préservation de soi, préservation de l'intimité plus profonde, plus réelle.
« l’évolution du statut de l’intimité dans la littérature est inséparable des bouleversements que le téléphone mobile a introduits dans la gestion quotidienne du rapport entre vie intime et vie publique depuis quelques années. » ⁹
Se voir à travers des images, à travers plusieurs images, nous détachent du sentiment que notre apparence se confond avec notre identité, car nous avons accès à une multiplicité d'images, différentes, qui attrapent des facettes de nous. Finalement, plus on se voit, moins on est attachés à cette image, nous savons, par la multiplicité, que nous ne sommes pas pleinement prisonniers d'une seule image de nous. Cette idée d'un soi kaléïdoscopique, dont la kaléïdoscopie est visible et matérielle sur internet, j'aime à la rapprocher de ce que dit Marie-Anaïs Guégan des identités numériques : "Leurs identités numériques sont plurielles et diffractées, le plus souvent pseudonymiques pour des raisons de conformation aux usages des pairs, mais aussi de sécurité : nom de blog, pseudo MSN, pseudo sur chat ou sur forum "¹⁰.
Sur l'aire de jeu d'internet, on choisit de montrer des parts de soi, multiples, fluides, on s'autodétermine plus facilement qu’IRL, la création de soi devient infinie. On peut y naître à soi-même de différentes façons.
De la différence entre intimité et intime
"Sur Internet, chacun partage une part plus ou moins grande de son intimité, mais on ne partage pas l’intime : soit parce que celui-ci suppose une proximité physique que l’Internet n’assure pas, soit parce que ce sont des choses que l’on n’a pas soi-même symbolisées et que l’on ne peut donc pas formuler à son propre sujet. "¹¹
Je garde mon corps, je garde mes pensées, je garde tout ce que je veux garder et c'est là mon intime. Je partage par contre des parts de mon intimité que je choisis de partager et c'est un choix.
Tout ça sans oublier la notion d'empathie qui est, à mes yeux, sous-tendue dans le désir de partager des morceaux de moi ; c'est aussi parce que j'imagine que d'autres vont se reconnaître dans ce que j'expose, qu'il s'agisse de blessures ou de besoins d'empouvoirement, que je les expose.
Bien sûr tout cela crée une sorte "d'intimité ambiante", où en regardant quotidiennement les stories Instagram de quelqu'un.e j'ai l'impression de lae connaître, alors que je ne sais pas quoi lui dire quand on se croise. Cette intimité ambiante, cette projection, crée de réels malentendus dans les liens, Cyrus North en parle dans sa vidéo "je ne suis pas ton ami".¹²
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¹ Marie-Anaïs Guégan, thèse
² Oriane Deseilligny, PRATIQUES D'ÉCRITURE ADOLESCENTES : L'EXEMPLE DES SKYBLOGS, 2009, Le Journal des psychologues, 2009/9 n° 272 | pages 30 à 35
³ Chaîne Youtube de Marie-Anaïs Guégan : https://www.youtube.com/@Miettes
⁴ Oriane Deseilligny, PRATIQUES D'ÉCRITURE ADOLESCENTES : L'EXEMPLE DES SKYBLOGS, 2009, Le Journal des psychologues, 2009/9 n° 272 | pages 30 à 35
⁵ Michel Patris, La personnalité envisagée comme fonction spéculaire et non comme stase de la structure, dans L'information psychiatrique, 2008/1 (Volume 84), pages 41 à 44
⁶ Serge Tisseron, Le désir « d'extimité » mis à nu, dans Le Divan familial, 2003/2 (N° 11), pages 53 à 62
⁷ Ibid
⁸ Serge Tisseron, Intimité et extimité, dans Communications, 2011/1 (n° 88), pages 83 à 91
⁹ Serge Tisseron, Le désir « d'extimité » mis à nu, dans Le Divan familial, 2003/2 (N° 11), pages 53 à 62
¹⁰ Marie-Anaïs Guégan, thèse
¹¹ Serge Tisseron, Intimité et extimité, dans Communications, 2011/1 (n° 88), pages 83 à 91
¹² Cyrus North, je ne suis pas ton ami, vidéo Youtube, 2021